Avis sur le pola : La couleur de la peau, de Ramon Diaz-Eterovic
Dans son dernier roman, La couleur de la peau, Ramon Diaz-Eterovic confirme son aptitude à composer des histoires définitivement sombres, mais toujours très humaines. L'écrivain chilien nous invite cette fois à explorer, en compagnie du privé Heredia et de son chat Simenon, les bas-fonds de Santiago autant que les consciences des êtres qui y rodent.
Les bienfaits de la lenteur (et d'un verre (ou deux) de vin)
C'est avec un plaisir non dissimulé (et qui va crescendo) qu'on retrouve dans La couleur de la peau, le privé chilien Heredia, personnage à la Mike Hammer, inventé par l'écrivain Ramon Diaz-Eterovic, et avec lequel on avait fait connaissance dans La Mort se lève tôt et Les yeux du coeur.
Heredia est toujours détective. Il a toujours un chat célèbre, Simenon, avec lequel il dialogue (le chat répond, attention, et pourrait tenir la dragée haute au Chat Mürr) et échange sur le cours du monde comme dans un café de philosophie. Heredia est toujours plus ou moins alcoolique, vieillissant, ventripotent ; un amateur de jolies femmes qui porte sur lui la séduction des âmes désabusées et le charme lourd d'une vie davantage ponctuée de ratages que de victoires. Heredia lutte contre la corruption, lève des secrets gros comme des montagnes et se laisse mener par la vie.
Ses enquêtes sont prodigieusement passionnantes alors qu'elles évoluent à la vitesse d'un Derrick au galop : Heredia prend son temps (il n'est pas payé à l'heure, voire pas payé du tout), s'arrête immanquablement toutes les 5 ou 7 pages pour boire un coup jusqu'au bout de la nuit avec des personnages secondaires (clochards magnifiques, flics savants à la retraite, journalistes justiciers, truands qui ont une dette envers lui), qui font eux aussi le charme climatique des intrigues de Diaz-Eterovic.
"La pâquerette dans la fange"
Dans cette nouvelle aventure, Heredia accepte d'enquêter sur la disparition mystérieuse d'un jeune péruvien à la demande de son frère exilé comme lui pour travailler à Santiago du Chili. On découvre alors (on l'ignorait, comme à peu près tout de ce pays) que le Péruvien est au Chilien ce qu'était pour nous (jusqu'à un hier qu'on se gardera bien de dater) l'immigré africain ou maghrébin pour le Français : une sorte de main d'œuvre sous-humaine pas chère, corvéable à merci et qu'on accuse régulièrement d'ôter le pain de la bouche des natifs. Les Péruviens sont légions à Santiago et font l'objet de manifestations d'hostilité de plus en plus violentes au fil des années. L'enquête mène Heredia à filer plusieurs pistes assez exaltantes : salles de jeux clandestines, trafic de cocaïne, racisme ordinaire, le tout emballé dans des histoires de famille pas très folichonnes.
Parmi les moments de grâce de ce roman impeccable, la rencontre amoureuse (sans espoir) entre le privé et une jeune et jolie serveuse de bar, Violeta, constitue un temps de suspension romantique sur lequel on ne crachera pas. Entre l'amitié du kiosquier Anselmo, les balades lugubres dans le Santiago des bas-fonds, La Couleur de la Peau transpire la mélancolie existentielle sur chaque page, sans jamais céder sur la qualité de son intrigue.
C'est dans cette alchimie savante entre récit policier et pérégrinations crépusculaires que repose le talent de romancier de Diaz-Eterovic. Heredia est un compagnon de dérive incomparable, un de ces grands privés de roman qu'on suit pour ce qu'ils nous donnent : du temps, de l'ombre et un idéal en miettes. Il faut aimer descendre assez bas dans l'âme humaine pour aimer Heredia, il faut aimer souffrir et sentir le poids de son corps qui s'alourdit avec le temps, mais aussi être capable de voir l'étincelle qui crépite dans la nuit, la pâquerette dans la fange, et cetera, et cetera.
Ramon Diaz-Eterovic
La couleur de la peau
Métailié Noir - 230 pages