Avis sur Noir c'est noir de Tim Lane
Nouvelliste d'origine, Tim Lane déplace son talent littéraire vers la BD : avec la puissance graphique d'un Charles Burns, son premier recueil d'histoires courtes sonde le mal-être des parias de l'Amérique, sous le double signe de la Beat Generation et du rock'n'roll. Noir c'est noir...
... « Y a plus d'espoir », comme dirait ce bon vieux Johnny. Sauf que Tim Lane a du goût, préfère Elvis, et qu'en VO, son recueil d'histoires courtes s'intitule Abandonned Cars. Cela dit, le titre Noir c'est noir en VF résume parfaitement le ton désenchanté de cette somme de « graphic stories ». D'abord écrites sous forme de nouvelles - fait assez rare pour être souligné - les récits de Lane n'ont pris forme visuelle qu'ensuite.
Dès les premières pages de l'ouvrage, on reconnaît la palette d'influences : l'atmosphère de film noir chère à Will Eisner, la puissance de trait en noir et blanc de Charles Burns (Black Hole), la concision narrative d'Adrian Tomine. Fasciné par les romans baroudeurs de la Beat Generation, Tim Lane raconte dans « Spirit » (hommage à Eisner) comment il a cherché à suivre les traces de Jack Kerouac : en prenant le train. Sur des planches magnifiquement contrastées, au son de « Mystery Train » d'Elvis Presley, Lane narre l'errance clandestine d'une jeune apprenti écrivain, l'euphorie libératrice d'un Clochard Céleste terré dans un wagon de marchandises.
Présent dans trois short stories, Spirit est l'un des personnages le plus directement autobiographiques créés par Lane, le plus positif aussi : même dérisoire, sa quête de liberté atteint au sublime. Car pour le reste, Noir c'est noir dessine une carte du pied-tendre américain totalement désespérée. « Par ici les gars ! » assène un rabatteur de cirque, dès la première page, « Venez par ici ! Entrez dans un monde de folie ! Vous allez vous amuser ! » Caustique, Lane invite à faire un tour dans son freak show underground : celui de la banalité.
Ainsi, on croise aussi plusieurs fois John, 38 ans, seul dans l'obscurité d'une existence vide de sens, depuis que sa femme Katie l'a quitté. « On m'a appelé comme ça à cause de quelqu'un d'important. . Pour s'oublier, il alterne bagarres et virées nocturnes. Quand sa voiture le lâche par une soirée pluvieuse, on le voit courir trempé au milieu de nulle part, en plan large : la route ressemble alors à un calvaire moderne, avec des pylônes électriques en guise de Croix. Chacun sa croix, sur la route fantôme. Puis, plus loin, on fait connaissance avec le « maniaco-dépressif d'une autre planète », qui se présente en ces termes : « Ma mère a œuvré pendant 52 heures avant que je sorte. Finalement il a fallu se servir de pinces. Clairement je n'avais rien à foutre dans ce monde. »
Pas très gai tout ça : Tim Lane décrit le versant sombre de l'Amérique, son ambivalence de toujours. La face violente et cachée de l'usine à rêve : ironiquement pris en sandwich entre deux portraits géants de Marlon Brando (beau comme un Michel-Ange côté face, vieux et empâté côté pile) le recueil est émaillé de fausses pubs rétro et enfantines, avec un personnage recto-verso à découper (par exemple, un « cut out » de flic : bad cop d'un côté, good cop de l'autre), et jalonné d'apartés cyniques sur l'absurdité de la société moderne. Armé d'un trait dense et d'un verbe magnétique, Tim Lane tranche dans le vif de l'Amérique, extrayant d'un abîme d'encre noire les silhouettes détrempées (mais dignes) de ses rebuts de la société. Seul échappatoire dans cet enfer existentiel : tailler la route.
Tim Lane, Noir c'est noir, éditions Delcourt, coll. Outsider, 2009.